Je dis souvent que ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est de faire vivre une surface nouvelle uniquement par des moyens plastiques. En effet, je ne peux pas partir d’une « composition » qui reposerait sur des « équilibres » entre des éléments ou des distinctions entre « forme et fond ». Même une idée de départ m’est déjà suspecte, car pour moi la peinture n’est pas traduire ou exprimer quoi que ce soit à l’aide d’une technique, mais une recherche qui trouve ses moyens par elle-même. Comme le disait Alain Robbe-Grillet à propos du Nouveau Roman, « Bâtir quelque chose à partir de rien, qui tienne debout tout seul sans avoir à s’appuyer sur quoi que ce soit d’extérieur à l’œuvre » [1].
Dans une première phase, je recherche une mise en état qui est une confrontation au vide devant l’absence de projet conscient. Je me sens mal avant de commencer, comme si je n’avais jamais rien peint et que je ne savais plus rien faire – même si le choix de l’outil, de la couleur et des dimensions de la toile n’est pas totalement innocent… Je recherche en tout cas cette mise à nu où je ne fais confiance qu’au contact sensoriel avec la peinture et aux gestes. Des formes chaotiques ou des couleurs aléatoires apparaissent et me déstabilisent, mais je sais que je dois soutenir le plus longtemps possible cette phase, car elle révèle des parties de mon soi inconscient que le travail de la peinture va tenter d’élaborer…
La deuxième phase est une sorte d’assemblage : il s’agit de mettre les zones en liaison pour animer la totalité de la toile selon sa propre loi qui s’est révélée par les jeux de couleurs, de touches et de lignes, et ce jusqu’aux bords du tableau. Comme le dit le peintre Pierre Soulages : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de formes (lignes, surfaces colorées…) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. Le contenu de cet ensemble n’est pas un équivalent d’émotion, de sensation, il vit de lui-même […] » [2].
Je recherche une incarnation de ce qui naît en peignant. Loin de moi l’idée d’une image à admirer : « L’art s’adresse à l’esprit, pas aux yeux » [3] .
[1] ROBBE-GRILLET A., (1963), Pour un nouveau roman, Paris, Les Éditions de Minuit, 2013, p. 177.
[2] SOULAGES P., « 1948 », in Écrits et propos, Paris, Hermann, 2009, p. 11.
[3] DUBUFFET J., (1973), L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1999, Folio essais, p. 73.